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L’Express : Est-on plus éloigné que jamais d’une solution de paix au Proche-Orient ?
Jean-Yves Le Drian : Je suis très inquiet. Depuis la reprise des combats, nous sommes dans une impasse tragique. Ajouter de l’effroyable – ce que l’on voit aujourd’hui à Gaza – à l’effroyable du 7 octobre – cette barbarie innommable- va nous conduire à un chaos de longue durée, avec des risques d’embrasement qui rendent la situation explosive.
On le voit en Cisjordanie, avec les violences inacceptables de colons contre des civils palestiniens pouvant importer le conflit jusque dans cette zone. Il y a aussi le risque d’embrasement à partir du Nord d’Israël, à la frontière avec le Liban. Des messages très fermes ont été passés au Hezbollah et à Israël sur la gravité des conséquences si un second front s’ouvrait. La vigilance doit être totale, parce que l’on note de part et d’autre des tentations d’élargir le conflit.
Par ailleurs, les buts de guerre annoncés par Israël ne sont pas clairs. « Quel est l’état final recherché ? » comme disent les militaires. On ne sait pas. Afficher la volonté d’éradiquer le Hamas et de libérer les otages doit se traduire, à un moment donné, dans un scénario de fin d’intervention.
À quel moment dira-t-on « que l’on a éradiqué le Hamas » ? Ce n’est pas seulement une organisation terroriste, mais aussi une idéologie qui reçoit de plus en plus le soutien des Gazaouis et des Palestiniens en Cisjordanie et ailleurs. Le fait qu’Israël bombarde le Sud de Gaza après avoir incité la population à se diriger vers cette zone suscite une indignation croissante. La situation va devenir de plus en plus intolérable et braquer l’opinion publique mondiale contre Israël, si ce n’est déjà fait. Israël semble tomber dans le piège qui lui a été tendu le 7 octobre. Il est normal qu’il se défende. Mais il risque de transformer une éventuelle tactique en défaite stratégique.
La stratégie d’éradication du Hamas menée par Israël dans Gaza sud peut-elle porter ses fruits ?
La violence actuelle n’aboutira qu’à favoriser l’idéologie du Hamas et à islamiser la cause palestinienne, faisant apparaître des terroristes comme des héros. Pour rompre ce processus, il faut une trêve, dans l’intérêt même d’Israël, pour éviter que la catastrophe humanitaire ne crée des générations de terroristes. La souffrance conjuguée à l’absence de perspective politique produit inévitablement le désespoir et la violence d’un peuple.
Une solution pacifique passe-t-elle par le retour de l’autorité palestinienne à Gaza ?
Après la guerre, l’occupation du territoire de Gaza par l’armée israélienne serait inacceptable. Un retour de l’Autorité palestinienne me paraît la seule solution pour gérer les exigences de sécurité interne et éviter un chaos complet.
Il y aura nécessairement deux phases. D’abord, la gestion de Gaza à la fin des combats – sur le plan de la sécurité, de l’aide humanitaire et alimentaire, et de la reconstruction. Il n’y a pas d’autre choix que de confier cette mission à l’Autorité palestinienne. C’est une institution qui est reconnue internationalement. Ensuite, ce sera aux Palestiniens, avec le soutien des Nations Unies et des États arabes, de faire en sorte qu’un processus démocratique lui donne une nouvelle légitimité. Mais cela ne pourra se faire sans la volonté de transformer la trêve en cessez-le-feu.
Quels sont, selon vous, les prérequis pour amorcer un processus de paix ?
D’abord, une trêve qui permette l’acheminement de l’aide humanitaire. Ensuite, un cessez-le-feu qui ne pourra perdurer que si deux principes fondamentaux sont validés par les deux parties : Israël a le droit à sa sécurité ; et les Palestiniens ont le droit à un État. Ces deux principes sont les points de départ impératifs de tout processus politique. Aujourd’hui, aucun des deux camps ne l’accepte. D’où l’importance de faire pression pour qu’ils soient reconnus de part et d’autre.
La solution à deux États est un chemin difficile, voire jugé irréalisable par certains. Pourtant, il n’y en a pas d’autre. Il faut donc y travailler dans la durée. Il y a tellement de souffrance des deux côtés que les uns et les autres finiront, je l’espère, par se rendre compte de cette impérieuse nécessité. La communauté internationale devra faire pression autant que nécessaire.
L’Iran pourrait-il être tenté d’entrer davantage dans le conflit ?
Pour l’heure, la crise au Moyen-Orient constitue une victoire stratégique pour l’Iran. D’abord parce que le conflit a enrayé la dynamique de normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite. Ensuite, parce que l’attaque du 7 octobre a ébranlé l’idée de l’invulnérabilité d’Israël. Cela renforce le discours des Iraniens, selon lesquels la lutte armée paie. Enfin, l’Iran capitalise sur son soutien aux Palestiniens, puisque la question palestinienne a été remise au centre des débats.
En conséquence, malgré des déclarations tonitruantes, l’Iran n’a, à mon sens, ni intérêt à un embrasement généralisé dans lequel il serait partie prenante, ni à un affrontement direct. Pourquoi le ferait-il ? Il voit son influence grandir à mesure que les combats s’enfoncent dans l’horreur à Gaza. En parallèle, il peut poursuivre à bas bruit ses programmes nucléaire, balistique et spatial, tout en renforçant sa complicité avec la Russie et en trouvant des arrangements avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes Unis.
Cependant, les risques d’embrasement sont doubles. Celui de l’accident, du dérapage, qui déclencherait un engrenage impossible à arrêter. Et celui de certains acteurs parrainés par l’Iran, tentés de jouer leur propre carte. Cela ne semble pas être l’intention du Hezbollah. Mais la situation n’en demeure pas moins alarmante.
Le scénario d’une guerre entre Israël et le Liban peut-il, comme en 2006, se produire ?
Il faut absolument éviter un dérapage, c’est la raison pour laquelle des pressions sont exercées par les uns et par les autres. Malheureusement, le Liban est un Etat qui se délite, sans président de la République, avec un gouvernement réduit à gérer les affaires courantes, un Parlement bloqué et un manque de volonté collectif à sortir de l’impasse. J’espère que la gravité de la situation va provoquer un réel sursaut. Il est d’autant plus nécessaire que les tensions avec Israël s’accroissent au sud du pays.
Quel rôle peuvent jouer les pays arabes de la région ?
Il ne pourra y avoir de sortie de conflit sans partenaires arabes autour de la table. Pour l’instant, ils s’y refusent tant qu’il n’y a pas de cessez-le-feu. L’urgence est donc à l’engagement d’un processus politique sur la base de deux Etats. Lorsque ce sera le cas, je suis convaincu que les pays arabes assumeront leurs responsabilités.
Un processus politique dans la région suppose aussi l’action déterminante des Etats-Unis et la participation des Européens. Toutefois, le récent véto américain à la résolution initiée par le Secrétaire général des Nations Unies en faveur d’un cessez-le-feu risque de limiter la capacité d’influence et d’initiative de l’administration américaine.
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