Du point de vue des modernes, Dieu n’a pas sa place en politique. Pour preuve, lorsque le religieux s’immisce dans la vie de la cité, il le fait avec violence et doit en être chassé. Mais pour le philosophe et directeur d’études à l’EHESS Bruno Karsenti, c’est aller vite en besogne que de nous croire, en Occident, détachés de nos origines religieuses, pour la raison qu’elles continuent d’informer profondément, dans les trois monothéismes, notre vision de la justice. C’est tout le propos de La Place de Dieu. Religion et politique chez les modernes (Fayard) que Bruno Karsenti vient de publier. Dans cet ouvrage dense et érudit, il montre notamment que l’enjeu n’est pas tant d’exclure le religieux de la vie des groupes sociaux que de comprendre comment il peut produire sa propre laïcisation.
L’Express : Un athée ou un agnostique vous dirait que la place de Dieu, dans la modernité, n’est… nulle part. Qu’en pensez-vous ?
Bruno Karsenti : Selon le présupposé athée, nous, modernes, serions arrivés au bout des illusions issues de la religion et, dans cet épuisement, la pensée devenue autonome, c’est-à-dire la raison, aurait vaincu. Mais ce présupposé est invalidé par tout ce que les sciences sociales ont à dire sur le fait religieux et les religions dans les sociétés modernes, et pas seulement anciennes ou archaïques. L’omniprésence du religieux doit être prise en compte, et il faut, plutôt que d’estimer la religion inutile, se demander ce qu’une pensée complètement détachée du divin a entraîné de reconfiguration de la religion.
Séparer nos sociétés en deux camps, les croyants et les agnostiques ou athées, est faux à la fois en matière d’identité individuelle et de rapports de force. Des conflits ne cessent d’émerger où la religion resurgit presque à l’insu de leurs acteurs, comme si elle les submergeait malgré eux. Parce que dans la référence à la religion, il se joue autre chose que le seul fait de croire ou de ne pas croire.
En d’autres termes, la question religieuse est mal posée quand elle l’est de façon psychologique. Etes-vous vraiment croyant ? Athée ? Quand on veut sonder les cœurs, on rate l’épaisseur du phénomène, qui rejoint l’identité mais passe aussi par les relais que sont l’appartenance et le sentiment du juste et de l’injuste. Des grammaires religieuses plongent leurs racines dans l’Histoire et imprègnent les sociétés modernes. Mon point de départ, de fait, n’est pas l’enjeu psychologique de la religion, mais sociologique.
Politique et religion édictent des normes qui se superposent. Qu’est-ce qui les distingue ?
Peut-être le concept le plus pertinent pour englober politique et religion est-il celui d’autorité. Chacune des deux a à voir avec le droit. C’est pourquoi les conflits entre religion et politique se jouent bien souvent sur des questions normatives, sur ce qui est « autorisé ». Toute la question est de savoir quelle part de juridique, dans l’histoire des sociétés, s’est autonomisée par rapport à la juridicité religieuse, pour devenir un droit laïc. La source normative d’un droit laïc n’est pas transcendante, il ne provient pas d’une révélation. Même dans une monarchie de droit divin, un droit laïc existe, qui est le fruit de la fondation par les hommes de leurs propres normes.
Dans le livre, je fais une distinction, que j’emprunte à Edmond Ortigues, entre interdit et interdiction, qui rejoint la différence entre le religieux et le juridique au sens strict. Le juridique valorise l’interdiction. Dans interdiction, il y a « dictio », le « discours » en « latin ». On « dit » la norme, et en la disant, on l’expose à la discussion, on la rend appropriable par la raison humaine. L’interdit arrête, et c’est un type de normativité qui n’est concevable que religieusement. Le religieux permet, autorise, sanctifie d’une part, et d’autre part défend. En d’autres termes, il sépare, tient à distance, barre l’accès. Freud l’avait bien vu ; c’est l’objet de Totem et tabou, le tabou fait toucher une dimension de l’interdit qui n’a rien à voir avec une interdiction, et qui est proprement religieuse. Dans l’interdit, l’individu est jugé lorsqu’il déroge à une norme qui le transcende. Dans l’interdiction, il est considéré comme un sujet de droit, même s’il est un criminel.
Pourquoi le pouvoir politique est-il apparu? Pourquoi nos ancêtres ne se sont-ils pas contentés des règles de la religion?
Si l’on se réfère à la théorie du contrat social de Thomas Hobbes, les intérêts des hommes sont si puissants et les conflits religieux si insolubles qu’un pouvoir sécularisé devient nécessaire. Mais je ne crois pas que la distinction du religieux et du politique doive être pensée ainsi. Certes, Hobbes prend place dans un moment très important pour nous, Modernes et laïcs, de différenciation des deux sphères : nous vivons dans des Etats dont la loi n’est pas religieuse. Mais cette philosophie politique doit s’inscrire dans un développement plus large. La naissance d’un droit détaché de la religion, laïc, s’explique mieux à mon sens par la nature des rapports sociaux. Dans le cadre de la complexification des rapports humains, des questions de transformation des règles n’ont cessé de se poser, auxquelles le dogme ne pouvait pas répondre. Les Etats ont émergé de la centralisation d’un pouvoir normatif né de besoins sociaux. Un seuil important a été franchi, de surcroît, lorsque le travail est devenu l’opérateur d’unification des sociétés, rendant l’existence de règles et de critères de justice cruciale dans ce domaine. Le XIXe siècle européen est essentiel à cet égard car c’est le moment où la politique s’est redéfinie dans son rapport au travail et à la justice dans le travail. La « question sociale » a redéfini la politique.
Qu’est-ce que la question « théologico-politique » sur laquelle vous vous penchez ?
Ce concept émerge avec la modernité, quand on commence à vouloir séparer religion et politique pour mieux gérer certains conflits. Mais tout en voulant les séparer, on cherche à l’époque à les relier autrement. C’est un concept de crise – c’est pourquoi nous en avons besoin aujourd’hui. Le théologico-politique réémerge à chaque fois que le véritable fondement des Etats et de la vie des communautés dans les Etats se pose. Ce fut le cas à la fin du XVIIe siècle – Spinoza publie son Traité théologico-politique en 1670. C’est le cas au début du XXe en Allemagne. La République de Weimar, en tentant de constituer un Etat démocratique sur les ruines de l’Empire allemand, a reposé la question de la fondation des normes de façon radicale. Des pensées puissantes, qui se sont alors remises à élaborer le lien droit-politique-religions, se sont vigoureusement opposées, en Allemagne et en Autriche. Le texte le plus connu de ce débat est la Théologie politique de Carl Schmitt. L’issue de cette crise sera terrible, ce sera l’émergence du nazisme. Or selon moi, depuis le début des années 2000, nous sommes aussi à la recherche d’une nouvelle corrélation entre théologie et politique.
Qui est ce « nous » ?
Une conscience globalisée, malgré les différences entre sociétés, qui n’existait ni au XVIIe siècle ni au début du XXe. Et quelque chose de nouveau est arrivé : la crise théologico-politique nous est apparue dans toute sa gravité via l’islam – ce qui ne veut pas dire que les autres monothéismes en sont immunisés. Le même problème, d’intensité moins forte, se pose aussi du côté de l’évangélisme et du sionisme religieux.
Est-ce parce que la sécularisation s’est avérée un phénomène originellement chrétien ?
Le christianisme possède un avantage par rapport aux autres monothéismes pour penser la séparation entre politique et religion que je préfère nommer non pas sécularisation ou laïcité mais laïcisation. C’est en sortant de la religion chrétienne que l’Etat moderne a été fondé, la division du spirituel et du temporel étant acceptée du côté de la religion elle-même. C’est en partie parce qu’on trouve dans le christianisme cette proposition cardinale selon laquelle la justice suprême n’est pas de ce monde. Rendre à César ce qui est à César, la distinction entre cité terrestre et céleste, les chrétiens l’ont déjà pensé en termes religieux. Cela implique que les questions normatives sont à chaque fois dédoublées. Un chrétien agit en chrétien… en pensant à l’au-delà. Il dispose d’un viatique ici-bas à l’aide de cette pensée. Le christianisme n’est pas seulement conforme à la séparation, il en a posé les conditions, ce qui en fait une matrice monothéiste différente des deux autres.
Quelle est-elle dans le judaïsme ?
Le judaïsme est une pensée politique défaite et qui assume sa défaite. Cela paraît étrange de dire cela alors que l’Etat d’Israël existe. Mais celui-ci n’a pas effacé cette dimension affirmative parce que le royaume d’Israël ne pourra être réinstauré qu’après l’arrivée du Messie. Le judaïsme est donc compatible avec n’importe quel régime politique du moment que l’attente est possible pour la communauté. Cela s’appelle l’exil pour les juifs, la Galout. Elle introduit un rapport réaliste à l’Etat, de protection et d’inquiétude vis-à-vis d’une menace potentielle, c’est-à-dire un rapport de diplomatie et d’acclimatation. Et aussi une pratique curieuse, le fait de répéter, dans l’attente, le souvenir du royaume d’Israël, de mimer les formes de vie, à travers l’étude de la loi, de ce qu’a pu représenter et représentera ce royaume. Un souvenir attristé voisine avec un plaisir lié au fait d’y séjourner grâce à l’étude. On a perdu quelque chose mais on a la loi. Cela pose la question du messianisme. Le messianisme, le mouvement qui vise l’avènement du royaume, est juif bien sûr, mais sur le mode freiné, mineur. Quand il connaît des crises, il devient majeur. C’est le cas quand par exemple quand Sabbataï Tsevi s’est proclamé messie, au XVIIe siècle, quelques années avant l’affirmation du motif théologico-politique chez Spinoza. Le messianisme monte et l’on se jette sur un faux messie – ou plutôt, un messie qui se révèle faux, puisqu’il finit par se convertir à l’Islam. C’est une convulsion messianique. D’où mon inquiétude actuelle concernant Israël, qui a été fondé sur le messianisme mineur, réalisé à travers l’Etat séculier protecteur des juifs. Si l’on en fait un Etat religieux, on tombe dans le messianisme majeur, et on sort du cadre vraiment juif de la Galout.
Pourquoi quelque chose comme le “sionisme religieux” est-il apparu en Israël, et y a acquis tant d’influence?
Jamais le sionisme n’aurait été possible si des forces religieuses sous-jacentes ne l’avaient continuellement animé. Le « gros animal » messianique existait sur le mode mineur mais n’a jamais été absent. Au moment où le projet Ouganda se dessine (NDLR : le projet d’installer temporairement le peuple juif en Ouganda a été présenté en 1903 lors du sixième Congrès sioniste), Herzl était plutôt pour. Mais cela n’a pas marché… car on parlait tout de même à des juifs ! Pour que ce projet moderne puisse être porté par cette communauté particulière, il fallait que l’idée du retour à la Terre promise soit prise en compte. Cela ne pouvait pas être un Etat comme les autres. Ce serait un Etat comme les autres… et mieux ! Et le résultat s’est avéré en effet exceptionnel, si l’on voit le chemin qui a été parcouru en quelques décennies.
Comment se fait-il alors que le « gros animal » se soit plus tard réveillé à ce point ? Plusieurs facteurs sont à l’œuvre. La minorité qu’étaient les sionistes religieux – une contradiction en soi – a grossi. Elle a été alimentée par réaction au monde arabe, mais elle ne vient pas des juifs orthodoxes, qui eux sont antisionistes ou asionistes. Pour ces derniers, le projet politique de restauration du Royaume n’a pas de sens car eux sont vraiment en Galout, et rigoureusement. Le lieu fondamental où ils revivent politiquement est l’étude, là où ils peuvent mimer le Royaume dans son impossibilité. C’est une vie austère et réglée, figée dans le temps, qui implique de ne pas aller à l’armée, de mener une vie entièrement séparée. Les sionistes religieux, les colons de Cisjordanie et leurs alliés politiques en Israël viennent d’ailleurs. Leur ascension a été en partie alimentée par des frustrations sociales diverses, liées aux transformations globales de la société israélienne – et notamment à l’ascension sociale des Arabes israéliens, qui disposent de la citoyenneté et sont de plus en plus intégrés. Bref, c’est un phénomène populiste comme nous en connaissons en Occident. En outre, la décolonisation des années 1960, puis la fin de l’URSS, ont marqué un afflux de ces juifs du « retour ». L’animal messianique a gagné en puissance, et le cadre sioniste originel a commencé à craquer.
Dans une tribune récemment publiée sur le site de la revue AOC, l’anthropologue Didier Fassin suggérait qu’Israël était en train de perpétrer un génocide à Gaza. Vous y avez répondu, après quoi Didier Fassin vous a adressé une nouvelle réponse, toujours dans la même revue. Voulez-vous… lui répondre à nouveau?
Si j’avais à faire une réponse à sa réponse à notre réponse, ce qui devient lassant, je dirais d’abord que j’ai été frappé qu’il prétende ne pas avoir parlé d’Etat colonial mais d’Etat qui « pratique » la « colonisation » dans les « Territoires palestiniens ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il jouait sur l’ambiguïté dans son premier texte. S’agit-il d’un Etat illégitime parce que colonial dans son origine et par nature, ou d’un Etat qui se rend coupable de colonialisme dans la situation militaire de l’occupation depuis 1967 ? C’est très différent. Seule la seconde proposition est juste. Or puisqu’il ne distingue pas bien, cela l’empêche aussi de distinguer les strates de la question palestinienne. Toute la gauche en général, aujourd’hui en Europe est dans cette confusion. Les deux millions d’Arabes qui vivent en Israël et en sont des citoyens forment aujourd’hui une population très différente de ceux qui peuplent l’Etat palestinien « en projection » en Cisjordanie et à Gaza. Aujourd’hui, quand on lit ce conflit depuis la France, on utilise des termes et des catégories inadéquats, en y plaquant des problématiques postcoloniales qui nous sont propres.
Ensuite, Fassin écrit que l’Etat d’Israël est fondé à exister, et qu’il n’a jamais dit le contraire. Je m’en réjouis, parce que ce n’était pas si clair. Il dit que cela va tellement de soi qu’il n’avait pas à le dire, et que le dire eût été suspect ! De mon côté, j’estime qu’il est suspect de ne pas le dire. Il faut le dire en prémisse, ce qui est la seule manière de défendre la solution à deux Etats, comme il semble vouloir le faire dans sa réponse.
Enfin, le débat principal porte sur de l’existence ou non d’un « génocide » à Gaza, point de départ de la dispute. D’abord, il faut prouver que la population civile de Gaza serait ciblée par l’armée israélienne, ce qui me paraît faux. Ensuite, il faut aller au bout du raisonnement. Fassin pense avoir trouvé des traits de similarité suffisamment forts entre le génocide perpétré en 1904 par les colons allemands contre les Hereros, et ce qui se passe à Gaza, pour qu’une projection soit possible. C’est pour lui une façon, dit-il, de faire comprendre le risque encouru aujourd’hui. Mais utiliser la référence à un génocide commis par les Allemands en soulignant que ce génocide, le premier du XXe siècle, a inspiré les nazis (NDLR : « le massacre des Hereros (…) est le premier génocide du XXe siècle, considéré par certains historiens comme la matrice de la Shoah quatre décennies plus tard”, écrit Fassin) induit chez le lecteur l’idée selon laquelle les juifs sont en train de commettre un génocide de type nazi, semblable à celui dont ils furent victimes. C’est un renversement très courant qui a nourri et continue de nourrir bien des argumentaires antisémites. Je ne vois pas dans la réponse de Fassin quoi que ce soit qui atténue ce glissement que produit, intentionnellement ou non, sa comparaison.
Comme vous le notez dans l’ouvrage, on désigne par “christianisme” et “judaïsme” deux religions mais par “islamisme” une pathologie politique de la religion. Pourquoi? Et cela ne suggère-t-il pas que l’on rechigne à examiner la continuité possible entre l’islam et ses formes radicales?
L’ »islamisme » est une catégorie forgée par le débat public. Etant philosophe mais attentif à la sociologie, j’estime que ces catégories répondent à un besoin de qualification de certains faits, et en ce sens elles ont leur validité, même si elles doivent être interprétées. Cette catégorie d’islamisme est marquée négativement. Elle singularise l’islam par rapport aux deux autres monothéismes, comme si, par ce « -isme », l’islam sortait de lui-même, connotation qu’on n’a pas du tout quand on parle des autres. Or la catégorie a tout de même cet avantage de poser une question qu’on n’a pas le droit d’éviter : qu’est-ce qui, dans l’islam, non pas détermine et produit, mais rend possible l’islamisme ? Comment cette déviation se produit depuis l’islam ?
Est-ce à dire que, comme le pensent certains, l’islam contient déjà une vision politique ?
Le problème théologico-politique se pose dans toute son acuité dans le lien entre islam et islamisme. Séparer la religion de sa manifestation agressive – qui touche au passage les sociétés occidentales comme les sociétés musulmanes – empêche de traiter le problème. Une fois dit cela, il faut distinguer l’islam ici et l’islam là-bas. Pour nous Occidentaux, la question la plus importante est la suivante : comment l’islam peut-il s’expliquer à lui-même, en des termes musulmans, la laïcité, qui nous est fondamentale ? Comment se conformer à la laïcisation ? Il est clair qu’il doit le faire. Les juifs ont la même obligation, les chrétiens aussi. Or cette obligation se traduit différemment dans chaque monothéisme. Et dispose de ressources religieuses distinctes pour y arriver. L’islam fait passer la séparation entre religion et politique ailleurs que les deux autres. Je suis ici les travaux d’Anoush Ganjipour (NDLR : spécialiste de l’histoire de la pensée islamique) qui parle lui d’une « ambivalence politique de l’islam ». La politique y est présente sous deux faces qui échangent sans cesse leur rôle : comme un travail d’orientation des vies à l’intérieur d’elles-mêmes et comme une loi extérieure régissant les existences. La « guidance » et la « loi » renvoient constamment l’une à l’autre, et forment ensemble le problème politique de l’islam. Ce mouvement incessant fait que sa modernisation ne peut pas se faire de la même manière que pour les autres monothéismes. La question est de savoir comment la distinction entre religion et droit peut s’y faire en retravaillant le doublet entre guidance et loi, c’est-à-dire en l’agençant d’une manière où du droit autonome, non religieux, devient pensable.
Ce procès de laïcisation a une histoire propre pour chaque monothéisme. Celui de l’islam s’écrit sous nos yeux, et connaît les résistances et les contre-coups que nous ne cessons pas d’expérimenter. Quoi qu’il en soit, ce travail de formulation doit se faire en des termes musulmans – voilà ce qu’ignore ou refuse de voir une approche purement républicaine du sujet. Car la laïcisation, le décrochage entre religion et droit, est un mouvement qui trouve son levier de l’intérieur des religions. C’est pourquoi je préfère parler de laïcisation que de laïcité. Il y a des manières de s’expliquer dans des termes religieux la séparation du droit et de la religion. Pour ce que j’en vois, les musulmans occidentaux n’en sont qu’au début de la formulation de ces questions. Mais les laïcs eux-mêmes ne sont souvent pas plus avancés qu’eux dans la compréhension de ce que la laïcisation implique vraiment.
Quid de l’argument selon lequel le dogme musulman contiendrait un potentiel de violence plus élevé que les autres?
Les textes n’existent que par l’interprétation qu’on en fait. Les religions sont des phénomènes socio-historiques et leurs manifestations peuvent varier selon les époques. Je suis frappé de voir que quand on pense les religions, à la différence des autres phénomènes sociaux, économiques, esthétiques, juridiques… on les éternise, on les soustrait à l’histoire. Or s’il y a une historicité propre à chaque phénomène social, si la transformation des religions n’est pas identique aux transformations économiques et sociales et qu’elles ont bien évidemment une forme d’inertie due à leur dogme, en même temps, elles changent, elles connaissent des schismes et des crises. L’islam vit l’une d’elle aujourd’hui, c’est certain.
Des islams différents prennent aujourd’hui forme, situés dans des régimes politiques foncièrement différents les uns des autres. Au passage, on comprend pourquoi l’un des grands enjeux de l’islam en Europe est le financement des lieux de culte par des pouvoirs politiques musulmans situés ailleurs dans le monde, qui n’aide pas à faire émerger un islam propre à la société à laquelle les musulmans appartiennent, c’est-à-dire la société française.
D’un autre côté, dans les sociétés modernes, les lois sont forcément l’expression d’attentes de justice non pas seulement des individus mais des groupes d’appartenance qui existent et persistent. Il est faux de penser que l’on a rompu les sous-groupes qui composent nos sociétés, et que celles-ci ne sont faites que d’individus. Même dans les sociétés modernes, les groupes hérités persistent tout en se transformant, et font vivre en eux un impératif, qui est de permettre à des individus de plus en plus autonomes de s’affirmer. Il faut alors poser la question ainsi : que signifie pour la communauté musulmane d’exister en tant que telle dans un Etat européen laïc, de se formuler des questions de justice globale d’un point de vue musulman, tout en permettant à des individus autonomes d’émerger de cette communauté ?
Le problème posé par l’islam n’est-il pas qu’il ne permet pas vraiment aux individus d’émerger, qu’il ne les laisse pas partir ?
Aucune communauté ne laisse partir ses individus. Mais en vérité, les individus ne partent pas. Ils se forment. Et ils se forment avec et contre ce dont ils héritent. Il y a donc des façons diverses, pour des communautés, de faire face à cette distanciation et de se l’expliquer à elles-mêmes. Certains individus, effectivement, partent, ils s’autonomisent complètement, et certains dispositifs, comme la psychanalyse, leur permettent alors de penser leur origine d’une autre manière que celle que leurs groupes d’appartenance mettent à leur disposition.
Je prendrai un exemple. La question des identités, aujourd’hui, semble davantage prise en charge par le nationalisme et le libéralisme que par le socialisme. C’est d’ailleurs sans doute une des raison de la crise de ce courant politique, qui ne sait pas répondre aux questions les plus vives du moment. Le libéral estime que l’identité est purement subjective, qu’elle est un choix individuel. Le nationaliste estime qu’elle réside dans le groupe, la totalité de la société politique que nous formons. Or l’identité est plus complexe, c’est la façon dont on se construit, en intégrant des groupes nouveaux, mais aussi dont on se rapporte à ses origines, en relation à des communautés d’appartenance héritées. Il est difficile de permettre aux identités de s’exprimer pleinement dans une société où on lisse les différences au nom de la laïcité. Je pense de mon côté que définir son identité, pour un individu, revient à trouver « avec quoi », à l’aide de quelle ressources sociales et historiques, et non pas simplement « de quoi » il s’émancipe – avec quelles ressources culturelles, héritées, transformées, reprises et reformulées, il devient un individu. Le socialisme pourrait, à cette lumière, reprendre la main sur la question des identités.
Faut-il, pour aider à la laïcisation de l’islam, d’abord reconnaître que même les sociétés sécularisées que nous nous targuons d’être sont empreintes de religiosité ?
Oui ! Il faut reconsidérer le fait que nous ne sommes pas aussi sécularisés que nous le pensons. Ou plutôt nous le sommes autrement. Nous vivons dans une société séculière et un Etat laïc, mais pas dans une société laïque. On en revient au début de notre discussion : les religions existent et elles imprègnent notre esprit à un niveau qui se situe en deçà même de la croyance ou de l’incroyance, celui de notre rapport à la justice. Une fois que nous l’aurons mieux compris, peut-être que nous ferons peser des exigences d’un type différent sur les communautés religieuses, parmi lesquelles la communauté musulmane. Et que nous progresserons dans la problématique de l’intégration, non pas seulement d’individus abstraits, mais de groupes concrets en transformation, auxquels les individus, si autonomes soient-ils, sont toujours attachés.
La Place de Dieu. Religion et politique chez les modernes, par Bruno Karsenti. Fayard, 512 p., 28 €.
La source de cet article se trouve sur ce site