Abdel Fattah al-Sissi est le grand favori de la présidentielle organisée du 10 au 12 décembre. Usant d’une répression contre toute dissidence, et malgré un bilan économique et sécuritaire peu convaincant, l’ancien maréchal pourrait, après dix ans d’exercice, rester au pouvoir jusqu’en 2030, à l’issue d’un scrutin que beaucoup considèrent joué d’avance.
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Plus de dix ans après avoir succédé à l’islamiste Mohamed Morsi – le premier chef d’État égyptien élu au suffrage universel –, Abdel Fattah al-Sissi dirige toujours l’Égypte d’une main de fer.
Que ce soit parmi ses opposants ou ses soutiens, sa victoire à la présidentielle, qui se tiendra du 10 au 12 décembre, ne fait guère de doute, comme lors les deux élections précédentes, en 2014 et 2018, gagnées avec plus de 96 % des voix…
Une nouvelle victoire reconduirait l’ex-maréchal jusqu’en 2030. Le dirigeant égyptien a en effet fait modifier la Constitution en 2019 afin de pouvoir se présenter une troisième fois devant les électeurs, allongeant à cette occasion le mandat présidentiel de quatre à six ans.
Né au Caire en novembre 1954, Abdel Fattah al-Sissi est élevé dans un milieu conservateur au sein d’une fratrie de quatorze enfants. Ce fils de commerçant choisit très tôt d’épouser une carrière militaire, gage d’ascension sociale dans un pays contrôlé par l’armée. Longtemps inconnu du grand public, il acquiert la notoriété en 2012, quand il accède au poste de chef d’état-major de l’armée égyptienne et ministre de la Défense.
Cette promotion surprise est décidée par Mohammed Morsi, le premier chef d’État égyptien élu au suffrage universel, en juin 2012, à la suite de la chute d’Hosni Moubarak plus d’un an auparavant. À l’époque, la presse présente Abdel Fattah al-Sissi comme un musulman pieux, compatible avec les Frères musulmans, mouvement dont est issu le président Morsi, notamment en raison de ses liens de parenté avec Abbas al-Sissi, un disciple de Hassan al-Banna, le fondateur de la confrérie islamiste.
Mais son ascension éclair au sein de l’armée n’aurait pu se concrétiser si cette éventuelle proximité avec le mouvement le plus surveillé par le régime Moubarak avait nourri le moindre doute.
Formé en partie au Royaume-Uni et aux États-Unis, Abdel Fattah al-Sissi, un temps commandant de la zone militaire nord avant de prendre la direction du renseignement militaire, s’impose alors rapidement comme l’homme fort du pays. Début juillet 2013, au lendemain de manifestations monstre ayant réuni des millions d’Égyptiens à travers le pays pour réclamer le départ de Mohamed Morsi, il lance un ultimatum au président et aux responsables politiques. Il les somme de « satisfaire les demandes du peuple », sans explicitement demander la démission de Mohamed Morsi.
Les forces armées, déjà en charge de la transition post-Moubarak, sortent de l’ombre pour imposer leur feuille de route et refermer la parenthèse révolutionnaire de 2011, ainsi que l’épisode Morsi.
Le président islamiste est aussitôt destitué, puis arrêté et jeté en prison – il meurt après un malaise au tribunal en 2019 –, tandis que les manifestations des Frères musulmans sont réprimées dans un banc de sang que Human Rights Watch qualifie à l’époque de « probable crime contre l’humanité ».
Humble et habile pour ses admirateurs, méfiant et soupçonneux pour ses détracteurs, Abdel Fattah al-Sissi peut désormais abandonner l’uniforme et les médailles militaires pour le costume-cravate de la présidence qu’il enfile de facto.
Pour les Égyptiens hostiles à l’islam politique incarné par la confrérie, il a sauvé le pays des griffes des Frères musulmans.
Répression tous azimuts
Pluralisme de façade, débat public muselé, opposants harcelés, justice aux ordres, presse indépendante bâillonnée… L’opposition libérale et laïque, comme les ONG locales et internationales, l’accusent de vouloir restaurer l’ordre ancien après un scrutin joué d’avance en 2014. Selon elles, depuis son arrivée au pourvoir, « la répression atteint des niveaux inédits ».
Très récemment encore, dans un rapport publié le 2 octobre, six organisations internationales et égyptiennes de défense de droits humains dénoncent le « recours massif et systématique à la torture par les autorités » en Égypte – ce qui, selon elles, « constitue un crime contre l’humanité au regard du droit international ».
En parallèle de l’étau répressif sur le plan politique, Abdel Fattah al-Sissi lance une série de travaux pharaoniques, vantant la grandeur de l’Égypte pour flatter la fibre nationaliste de ses compatriotes.
C’est ainsi qu’il ordonne la modernisation des infrastructures routières et électriques du pays, et l’édification d’une nouvelle capitale administrative, à moins de 50 kilomètres du Caire, ironiquement surnommée « Sissi City » en Égypte. Un projet qui devait s’achever en 2020, mais qui est toujours dans sa première phase.
En août 2015, Abdel Fattah al-Sissi inaugure avec faste les travaux d’élargissement du canal de Suez, autre projet phare érigé en symbole de la « nouvelle Égypte ». Le président français François Hollande est l’invité d’honneur de la cérémonie. Le projet, qui a coûté quelque 7,3 milliards d’euros à l’Égypte, est cette fois achevé comme prévu en moins d’un an.
Ce nouveau canal de Suez a rapporté à l’État des recettes records d’environ 8,6 milliards d’euros sur l’année fiscale 2022-2023, qui lui ont fait promettre aux Égyptiens prospérité et sécurité.
Des promesses difficiles à tenir dans un pays miné par une crise économique sans précédent et exposé à un risque de défaut de paiement de sa dette extérieure.
Plombé par la guerre en Ukraine, le secteur touristique, pilier de l’économie du pays, est en berne. Après avoir souffert de l’instabilité politique post-Moubarak et de la pandémie, il a vu chuter en flèche le nombre de touristes russes et ukrainiens, qui représentaient chaque année 35 à 40 % de la clientèle, selon les données locales. Autre conséquence du conflit qui pèse sur son économie : l’augmentation du prix du blé, dont l’Égypte est le premier pays importateur dans le monde, qui provenait essentiellement… de Russie et d’Ukraine.
Dix ans après son arrivée au pouvoir, l’Égypte et ses 105 millions d’habitants, sous perfusion financière saoudienne, restent minés par la pauvreté.
Un allié toujours incontournable pour les Occidentaux
Il n’en reste pas moins que sur la scène internationale, l’ancien chef des renseignements militaires est perçu comme un garant de stabilité et de la sécurité régionale. Fermant les yeux sur ses atteintes aux droits humains, les Occidentaux le considèrent, realpolitik oblige, comme un allié incontournable dans un Moyen-Orient chaotique.
Encore plus aujourd’hui alors que les cartes sont rebattues par la guerre entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza, depuis les attaques terroristes du 7 octobre. Ainsi, c’est vers l’Égypte qu’ont été dirigés les otages du Hamas libérés pendant la semaine de trêve à Gaza. C’est aussi par le passage de Rafah, sous contrôle égyptien, que transite l’aide humanitaire vers la bande côtière palestinienne.
Déjà en 2014, Abdel Fattah al-Sissi, pragmatique, fait le dos rond lorsque les Occidentaux protestent contre son coup de force pour prendre le pouvoir. Les États-Unis et les Européens ne l’ont félicité que le surlendemain de l’annonce de son élection plus que triomphale, non sans insister à l’époque sur la nécessité de respecter au plus vite les droits humains.
En réaction, Abdel Fattah al-Sissi, appuyé dès son arrivée au pouvoir par les monarchies du Golfe, l’Arabie saoudite en tête, affiche une grande proximité avec le président russe Vladimir Poutine. En novembre 2014, un mois après le gel de l’aide économique et militaire américaine au Caire – que l’administration Obama justifie par « l’absence de progrès au niveau des droits de l’homme en Égypte » –, le Kremlin annonce qu’il livrera à l’Égypte des systèmes de défense antiaérienne et qu’il discute de la livraison d’avions et d’hélicoptères à l’armée.
Fin stratège, l’ex-maréchal sait que les Occidentaux ne pourront longtemps se détourner du plus peuplé des pays arabes, à la fois intermédiaire stratégique dans le conflit israélo-palestinien et allié-clé dans la lutte contre le terrorisme.
En effet, la menace jihadiste et les intérêts géostratégiques des grandes puissances ont finalement infléchi les positions des uns et des autres, notamment celle des États-Unis, avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, en 2016. « Je veux que tout le monde sache que nous sommes clairement derrière le président Sissi, il a fait un travail fantastique dans un contexte très difficile », déclare le milliardaire américain lors de la première visite d’Abdel Fattah al-Sissi à Washington.
En octobre 2017, Emmanuel Macron déclare qu’il ne veut « pas donner de leçons » en matière de respect des droits de l’Homme au président égyptien, en visite officielle en France.
« Le président Sissi a un défi, la stabilité de son pays, la lutte contre les mouvements terroristes, contre un fondamentalisme religieux violent », explique le président français, lors de sa première rencontre avec son homologue égyptien depuis son élection. « C’est le contexte dans lequel il doit gouverner, nous ne pouvons en faire abstraction ».
Entre 2010 et 2019, l’Égypte importe pour 7,7 milliards d’euros d’armements français, selon le Parlement. En 2015, c’est le premier pays étranger à acheter des Rafale à la France, avec une commande de 24 avions de combat.
Le Sinaï, caillou sécuritaire dans les bottes de Sissi
Comme chacun de ses prédécesseurs issus de l’armée, Abdel Fattah al-Sissi est obsédé par l’acquisition d’armements modernes et par la sécurisation de ses frontières. D’autant que dans son voisinage direct – la Libye, le Soudan, Israël et la bande de Gaza – tous sont concernés par un conflit en cours ou une situation interne chaotique.
Sur le plan de la sécurité intérieure, l’Égypte reste confrontée à une insurrection jihadiste dans le Sinaï, péninsule du nord-est du pays. Une menace continue qui, selon l’opposition, est instrumentalisée par le pouvoir pour limiter les libertés publiques.
En 2018, Abdel Fattah al-Sissi lance une vaste opération « antiterroriste » dans cette zone où sévissent des cellules radicales, certaines ayant fait allégeance au groupe État islamique. En vain, le Sinaï reste un casse-tête sécuritaire pour le Caire. Et une autre promesse non tenue pour Abdel Fattah al-Sissi.
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