« Français, défends-toi, tu es ici chez toi ! » Une foule dense, habillée de noir, occupe la place du Panthéon ce vendredi soir 1er décembre. Le froid mordant n’a pas découragé le gratin de l’extrême droite groupusculaire. 200 personnes ont répondu à l’appel des Natifs, une organisation identitaire parisienne, pour dénoncer « le laxisme » judiciaire et réclamer « justice », après le meurtre de Thomas en marge d’un bal de village à Crépol, dans des circonstances encore floues. En balayant la place du regard, on aperçoit ici des membres du GUD, casquette noire vissée sur la tête. Là, des militants d’Argos, ou de l’Action française, drapeau bleu-blanc-rouge sur le dos et cache-cou orné de fleurs de lys remonté jusqu’aux oreilles. A quelques pas se pressent les féministes xénophobes de Némésis, et quelques membres de Reconquête, le parti d’Eric Zemmour, ont aussi fait le déplacement. Ils n’allaient pas rater ça. « Ils sont là les skinheads ! » se réjouit un participant, croix celtique autour du cou, qui vient de fendre la foule pour retrouver ses camarades.
Il scrute la place quelques secondes et se félicite du nombre de participants. Ce n’était pas gagné. Depuis la mort de Thomas et l’organisation d’une expédition punitive d’ultradroite dans le quartier de la Monnaie à Romans-sur-Isère le 25 novembre (d’où seraient originaires une partie des suspects présumés), les initiatives de rassemblement se sont multipliées. Organisés, le week-end précédent, à Nice, à Valence ou encore à Bordeaux, ils avaient été interdits par les préfectures (à Paris, le tribunal administratif a finalement suspendu l’interdiction). Convergeant depuis tout l’Hexagone, ces militants chauffés à blanc entendaient « s’en prendre aux habitants issus de l’immigration » qu’ils désignaient « comme les responsables de l’insécurité », selon une note du renseignement territorial. Deux jours plus tard, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, a annoncé « proposer la fin de divers groupuscules d’ultradroite ».
De plus en plus de petits groupes
D’après un récent rapport parlementaire, la mouvance serait composée d’environ 3 300 personnes, dont 1 300 fichées S. Elle se répartit en groupuscules à travers la France pouvant aller de quelques personnes à plusieurs dizaines de militants. « On a remarqué une augmentation significative du nombre de petits groupes dans des métropoles régionales, ou dans des villes moyennes de la taille de Bourges ou d’Albi », pointe Jean-Yves Camus, politologue, spécialiste de l’extrême droite.
Si la mouvance extrémiste ne dispose pas, à l’heure actuelle, des moyens de déstabiliser les institutions, le regain d’activité de ces groupuscules est scruté de près par les renseignements généraux. Selon les informations de L’Express, deux projets d’attentats fomentés par des groupuscules d’extrême droite ont été empêchés depuis le mois de juin. « Il y a eu 12 projets d’attentats qui ont été déjoués de l’ultradroite depuis 2017, donc six depuis 2020, indique-t-on du côté du ministère de l’Intérieur. Ce n’est pas rien. C’est deux par an en moyenne : des projets d’action violents contre, par exemple, des sites communautaires musulmans ou autre. C’est très inquiétant, il faut prendre cela au sérieux. »
« Droit de se défendre »
Les militants de ces structures, parfois un temps séduits par une candidature traditionnelle, ont souvent tourné le dos aux urnes. Leur perte de confiance dans les institutions s’accompagne d’une volonté de prise de pouvoir par des moyens détournés. « Les manifestations ne changent pas la face de la terre, mais elles sont plus utiles que les votes, soutient un militant. Ce qui se passe aujourd’hui doit réveiller en nous un sentiment de révolte et nous pousser à l’action, et lorsque la violence légitime de l’Etat ne s’exerce pas, on a le droit de se défendre. »
Avec Internet, plus besoin de rencontrer d’autres militants à la fac ou dans le reste de l’espace public pour être recruté. L’ultradroite séduit désormais via les réseaux sociaux et les boucles de messagerie cryptée comme Telegram – ce qui rend ses sympathisants d’autant plus difficiles à dénombrer. « A l’inverse de l’ultradroite habituelle, à la préparation paramilitaire, des militants de Romans-sur-Isère ont un profil d’autoradicalisé, et sont arrivés sur le terrain peu entraînés – ce qui explique que l’altercation avec les forces de l’ordre aura finalement été relativement réduite », pointe un préfet.
Utilisation des faits divers
Ce milieu grand comme une tête d’épingle est agité par une nouvelle tendance : l’accélérationnisme. Si le nombre de ses militants est « relativement limité » d’après Beauvau, leur violence inquiète. Leur but : mettre en scène et accélérer la survenue d’une guerre civilisationnelle qu’ils estiment inéluctable. En France, les militants considèrent généralement que la guerre raciale a commencé en 2015, avec les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. D’après un haut fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, l’augmentation du nombre de sympathisants à cette thèse est d’ailleurs à mettre en miroir avec la radicalisation liée au djihadisme. « Il a été constaté une hausse significative du nombre de jeunes intéressés par les thèses relevant de l’ultradroite, qui s’inscrit dans une dynamique parallèle à celle liée à l’islam radical, explique-t-il. Ces deux mouvements en tension sont possibles parce que ces jeunes ne s’éduquent que par la toile. » Le phénomène s’est accru pendant la crise sanitaire, quand des internautes ont été séduits par l’intermédiaire de la complosphère. « Les théories complotistes qu’on a vu émerger à ce moment-là, du type Qanon, ont servi de porte d’entrée à ces jeunes militants », poursuit le haut fonctionnaire. A l’exemple de la thèse accélérationniste, l’imaginaire américain a infusé dans ce milieu.
Certains groupuscules, populaires hier, s’en trouvent aujourd’hui presque dépassés. « Des militants ont quitté l’Action française – installé dans le paysage français depuis l’affaire Dreyfus – parce qu’ils ne trouvaient pas le groupe assez virulent, explique Emmanuel Casajus, sociologue et auteur de Style et violence dans l’extrême droite radicale (Editions du Cerf, 2023). Quand l’Action française emploie la violence pour intimider ou se défendre, les groupes appartenant au courant nationaliste-révolutionnaire prônent l’attaque ». Pour cette « mouvance dans la mouvance », dont l’objectif est de précipiter la guerre civile, chaque occasion est bonne à prendre. « Le succès de cette thèse s’est notamment matérialisé avec l’affaire de Saint-Brevin-les-Pins », poursuit Emmanuel Casajus. Yannick Morel, maire de la commune de Loire-Atlantique, avait reçu des menaces après l’officialisation, fin 2021, de l’installation d’un centre d’accueil pour réfugiés sur la commune. Sa maison avait été incendiée, le poussant à la démission. En septembre, 60 militants d’extrême droite se sont rendus dans la ville « pour une action contre la tenue d’un colloque sur l’accueil des exilés », a indiqué une source proche du dossier au Parisien. Six militants interpellés sur place seront jugés en mars 2024.
Un écosystème réduit
Bien souvent, ce terreau de jeunes radicalisés forme un vivier militant pour les partis d’extrême droite. Lors de la campagne présidentielle, plusieurs anciens cadres de Génération identitaire (dont certains sont passés par les rangs du Rassemblement national) ont rejoint la campagne d’Eric Zemmour. Des membres du groupuscule identitaire parisien les Zouaves étaient présents lors de son meeting à Villepinte, le 5 décembre 2021, et ont été à l’origine de débordements violents. Si, aujourd’hui, le Rassemblement national condamne officiellement toutes les actions de ces groupuscules, il arrive régulièrement que dans ses rangs, de jeunes militants ou collaborateurs d’élus soient épinglés pour entretenir des liens avec ces mouvances. Car, les jeunes surtout, partagent entre eux des références communes et un écosystème.
A Paris, ils vivent dans un petit milieu où tous se connaissent et côtoient les mêmes endroits. Des lieux de formation aux bars du VIe arrondissement, comme la Cave Saint-Germain ou le Chai Antoine, où il n’est pas rare de croiser un militant radical accoudé au comptoir avec un jeune RN ou Reconquête. Place du Panthéon, ce vendredi, deux manifestants discutent, un regard porté sur le fumigène rouge agité par l’organisateur. « J’ai voté Zemmour et Le Pen en 2022. On va finir par y arriver, ce n’est qu’une question de temps, et le jour où ça bascule, ce sera bon pour nous. »
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