Il est l’un des commentateurs en géopolitique les plus influents au monde. Ancien élève de Samuel Huntington à Harvard, Fareed Zakaria a été rédacteur en chef de Foreign Affairs. Aujourd’hui, il présente “Fareed Zakaria GPS”sur CNN et est chroniqueur pour le Washington Post. De passage à Paris après le forum de Davos (où il a questionné Volodymyr Zelensky), le journaliste a accordé un entretien plutôt optimiste à L’Express. Pointant les erreurs stratégiques des régimes autoritaires russes ou chinois, il souligne que le camp occidental est bien plus soudé que par le passé. Auteur de Retour vers le futur (Editions Saint Simon), Fareed Zakaria évoque également les échecs du populisme, la crise de la mondialisation et même… Emily in Paris.
L’Express : Vous avez qualifié l’ambiance à Davos de “cafardeuse”. A titre personnel, vous êtes pourtant bien plus optimiste sur la situation internationale. Pourquoi ?
Fareed Zakaria : Tous ces hommes affaires ont perdu beaucoup d’argent ces derniers mois. Leur état d’esprit n’est donc pas terrible. Mais, effectivement, je suis bien plus optimiste. Au moment de la crise de 2008, il y a eu un déséquilibre fondamental du système financier, avec la menace d’un effondrement de nombreuses banques. Mais la crise actuelle est de nature différente. Après la pandémie, nous avons un peu perdu le contrôle de l’inflation. Les banques centrales tentent d’y remédier, et, pour la plupart, semblent y arriver. Nous savons quoi faire avec les taux d’intérêt. Il n’y a donc pas le même sentiment de déstabilisation qu’en 2008. Les entreprises américaines et européennes sont solides.
Et sur le plan géopolitique ?
Nous sommes au milieu de la pire crise géopolitique depuis la guerre froide. Mais ce qui me rassure, c’est le degré d’unité des pays occidentaux. Ils font des sacrifices pour soutenir l’Ukraine. Ces derniers jours, on a beaucoup parlé des chars allemands, mais c’est un sujet de division très mineur. Souvenez des différends entre les pays européens et les Etats-Unis au sujet de l’Irak en 2003. Ou même de la crise des euromissiles dans les années 1980. Ou encore de la guerre du Vietnam. Aujourd’hui, les pays occidentaux partagent un objectif commun. L’Ukraine doit continuer à recevoir de l’aide qu’elle mérite.
Les débats sur les livraisons de chars ont illustré les écarts entre des pays nettement plus offensifs sur le sujet, à l’image de la Pologne, des pays Baltes ou du Royaume-Uni, et d’autres bien plus réticents, comme l’Allemagne…
Nous avons une coalition d’Etats démocratiques libres. Il est donc normal que ce soit chaotique. Chacun a des points de vue différents. Mais n’oublions pas que l’Union européenne a, à l’unanimité, adopté une neuvième vague de sanctions contre la Russie. Cela inclut la Hongrie d’Orban et l’Italie de Meloni. Les Allemands ont, finalement, accepté de livrer des chars. Mais ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose que ce pays se montre prudent sur le plan militaire. L’Allemagne moderne est un miracle dans sa transformation démocratique. Mais il y a des souvenirs historiques douloureux, qu’on ne peut occulter. L’idée que des chars de l’armée allemande prennent le même chemin vers l’Est que dans les années 1940, sans que cela ne pose aucun questionnement au sein de la société allemande, aurait été plus problématique. C’est pour moi très positif que le peuple allemand conserve cette mémoire historique, et ce souci de comment il est perçu en Europe.
En tant que français, il est parfois difficile de comprendre le positionnement d’Emmanuel Macron au sujet de cette guerre. Un jour il explique qu’il ne faut pas humilier Poutine, le lendemain que l’Ukraine doit l’emporter contre l’agresseur…
Emmanuel Macron tente de faire quelque chose d’intelligent. A la fin, cette guerre se finira comme presque toutes les guerres : par une négociation. Il n’y a pas de possibilité que ce conflit s’achève comme la Seconde Guerre mondiale, avec une destruction totale d’un camp et une victoire complète de l’autre. Ici, les deux belligérants sont trop solides pour qu’on assiste à ce scénario de l’effondrement. Ce qui signifie qu’il faut se demander s’il y a une voie possible pour la négociation.
Macron voulait faire comprendre aux Russes que cela ne s’achèvera pas par un traité de Versailles, une paix dans laquelle la Russie serait humiliée. Mais son erreur, c’est qu’il était sans doute trop tôt pour évoquer cela. L’Ukraine a besoin d’avoir l’avantage sur le plan militaire. Macron me semble avoir aujourd’hui réalisé que, dans le court terme, la seule chose à faire est de soutenir l’Ukraine et de s’assurer que son armée puisse avancer et changer l’équilibre de cette guerre. De telle façon à ce que, quand arrivera l’heure des négociations, ce soient les Ukrainiens qui se retrouvent en meilleure position.
Le pire scénario, c’est que la Russie l’emporte
Aujourd’hui, on semble loin de toute négociation. L’Ukraine veut officiellement toujours reconquérir la Crimée, tandis que Poutine semble se diriger vers une massification du conflit…
Nous entrons dans une phase “Première Guerre mondiale”, dans laquelle les lignes bougent légèrement d’un côté ou de l’autre, et avec un sacrifice important de vies humaines pour des gains territoriaux très limités. C’est tragique. C’est pour cela que nous devons soutenir l’Ukraine, afin qu’elle puisse sortir de cette dynamique. Le pire scénario, c’est que la Russie l’emporte. Car cela signifierait qu’un régime voyou, après avoir envahi son voisin au mépris des lois internationales, puisse survivre et prospérer. Nous devons tout faire pour éviter cela. Les Ukrainiens se battent pour nous, et pour un système international basé sur des règles, un monde démocratique et ouvert. Cela ressemble à des clichés, mais ils meurent pour cela.
Mais arrivés à un certain point, les deux camps comprendront qu’ils ne peuvent l’emporter. Les Ukrainiens se sont défendu bien mieux que ce que tout le monde escomptait, et ils continueront. Mais il y a une réalité. Le budget militaire russe est dix fois plus élevé que celui de l’Ukraine. Une partie de l’Ukraine, actuellement occupée par les Russes, a en son sein une proportion significative de populations pro-russes, notamment en Crimée. Cela ne sera donc pas facile pour l’Ukraine de récupérer ces territoires, car leurs habitants ont des sentiments partagés sur leur nationalité d’appartenance. Mais la majeure partie de l’Ukraine est aujourd’hui unifiée et anti-russe. Poutine est le parrain du nationalisme ukrainien. Il a produit plus de cohésion nationale en Ukraine qu’aucune autre personne depuis une centaine d’années.

Selon vous, Poutine reste rationnel. Pourquoi ?
A chaque fois que j’ai échangé avec Poutine, il m’a semblé être quelqu’un de très intelligent, très calculateur, et qui est un profond nationaliste russe. Il veut restaurer la grandeur de ce pays. Mais, longtemps, il a été très prudent. Lors de la guerre contre la Géorgie en 2008, il a seulement occupé des territoires russophones, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. Il a presque réussi à faire passer Saakachvili comme étant le provocateur. C’était très malin. Même chose pour l’annexion de la Crimée en 2014. Poutine faisait appel à une tactique du salami, consistant à couper avec prudence des petites tranches. Mais l’isolement du Covid-19, l’impression de n’être plus écouté par l’Occident et de n’avoir plus rien à perdre ont changé la donne.
Par ailleurs, on peut être rationnel et se tromper dans ses calculs. Poutine a totalement sous-estimé la volonté des Ukrainiens de se battre pour leur pays, car lui-même ne croit pas qu’elle est une nation. Il a également sous-estimé l’unité du monde occidental. Mais à un certain point, s’il sent la défaite venir, il cherchera une porte de sortie. Cela prendra du temps. Il a fallu plusieurs années aux Etats-Unis pour réaliser qu’ils étaient en train de perdre au Vietnam. Même chose pour les Soviétiques en Afghanistan. Les grands pays n’acceptent pas la défaite aisément.
On a beaucoup parlé de la faiblesse des démocraties et des forces des régimes autoritaires. Mais comme Francis Fukuyama, vous estimez que ces régimes supposés “forts”, comme la Russie ou la Chine, sont bien plus faibles qu’on ne le pense…
Quand je voyage dans les pays en développement, on me dit souvent qu’il y aurait besoin d’une bonne dictature pour faire avancer les choses. Je leur réponds que cela pourrait fonctionner s’ils choisissent un dictateur efficace comme Lee Kuan Yew à Singapour. Mais la plupart des dictateurs sont épouvantables pour la politique, l’économie, la vie quotidienne des habitants… En moyenne, ils ressemblent plus à Mobutu ou à Marcos qu’à Lee Kuan Yew. Même la Chine n’a rien d’un modèle. Par accident, à la suite de la mort de Mao, le régime en est arrivé à se tourner vers la croissance et le capitalisme. Cela a duré vingt-cinq ans, mais aujourd’hui Xi Jinping fait marche arrière. On le voit non seulement dans sa politique sur le Covid, mais aussi avec la chute des taux de croissance.
Au contraire, la force des démocraties, c’est de s’adapter, de s’ajuster. Un gouvernement démocratique a toujours besoin d’avoir une légitimité, de se confronter à sa population. Le “feedback” y est très fort. Dans les dictatures, les routes sont par exemple toujours très droites, allant d’un point à l’autre de la façon la plus efficace qui soit. Dans les démocraties, les routes sont plus incurvées : elles doivent contourner certains villages ou villes, car leurs habitants votent ou peuvent recourir à la justice. Mais, parfois, avoir une route plus longue n’est pas si mal, car vous faites participer les citoyens.
Où est l’habileté dans la politique étrangère chinoise ?
Vous avez décrit la politique étrangère de Xi Jinping comme étant “principalement un échec”. Pourquoi ?
Prenez mon pays natal, l’Inde. Les Indiens n’étaient pas particulièrement préoccupés par les Chinois. Ils pensaient qu’il s’agissait là d’une obsession américaine. Mais Xi Jinping a, bizarrement, décidé d’attaquer l’Inde dans l’Himalaya. C’est une région glacée, en altitude, au milieu de nulle part. Que pensaient obtenir les Chinois, à part quelques kilomètres carrés de plus, totalement inhabitables ? Je ne comprends pas. Le résultat, c’est que l’Inde interdit aujourd’hui toutes les applications chinoises. Dans les faits, ils n’autorisent plus aucun nouvel investissement chinois dans leur pays. Et, sur le plan de la défense, ils coopèrent avec les Etats-Unis comme jamais avant. L’alliance Quad réunit les Etats-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde, mais cette dernière avait tout été considérée comme le lien faible du Quad. Maintenant, les Indiens y participent totalement.
Même chose avec l’Australie. Ce pays avait de bonnes relations avec la Chine, jusqu’à ce que celle-ci transmette aux Australiens une liste de quatorze griefs, demandant à leurs médias de cesser de critiquer Pékin. Dans quel pays démocratique pouvez-vous faire ce genre de demande ? Aujourd’hui, les relations entre les deux Etats sont exécrables. L’Union européenne avait elle aussi essayé d’être prudente sur la question du Xinjiang, adoptant des sanctions très modérées. Mais cela a rendu fou de rage le régime chinois contre le Parlement européen. La Chine avait également de bonnes relations avec les entreprises américaines, qui étaient les principaux lobbyistes aux Etats-Unis pour de bonnes relations entre les deux pays. Mais la Chine a durci ses positions envers eux. On nous dit toujours que ce régime agit de manière très habile. Mais où est l’habileté dans sa politique étrangère ?
L’Inde est selon vous le pays le plus optimiste du monde à l’heure actuelle…
C’est dingue. Ils vont rapidement supplanter la Chine sur le plan démographique, pour devenir le pays le plus peuplé au monde. L’Inde bénéficie de taux de croissance élevés. Mais le modèle est bien différent de celui de la Chine. C’est bien moins planifié par un gouvernement central. La méthode indienne est bien plus désorganisée, mais cela vient du bas vers le haut. Tout le monde participe, se sent impliqué, tente de s’élever économiquement. Les villes sont toujours chaotiques et manquent d’infrastructures. Mais vous pouvez y sentir l’énergie et les opportunités. L’Inde réussira très bien.
En revanche, je suis préoccupé par la montée du nationalisme hindou, alors qu’il s’agit d’un Etat avec de nombreuses minorités. 200 millions d’habitants sont musulmans, mais il y a aussi des chrétiens ou des bouddhistes, ainsi que des minorités linguistiques. Le génie de ce pays ne résidait pas seulement dans sa démocratie, mais aussi dans sa tolérance, qui provenait vraiment de l’hindouisme. Cette religion, dans son essence, est incroyablement ouverte. Combien de religions dans le monde, tout en suivant leur doctrine, vous permettent d’être un végétarien ou non, ou de croire en un, quatre ou 400 dieux ? L’hindouisme a une ouverture incroyable. Le bouddhisme est né en Inde. Il n’y a pourtant que très peu de bouddhistes aujourd’hui qui y vivent. Pourquoi ? Parce que l’hindouisme l’a absorbé. Mais cette même religion est aujourd’hui instrumentalisée par le nationalisme hindou, et c’est très triste. Cela fait partie de la montée des nationalismes à travers le monde, en réaction à la mondialisation.
Du fait de retour des nationalismes, mais aussi du Covid-19, de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine ou de la question environnementale, la mondialisation semble aujourd’hui en plein recul. N’est-ce pas inquiétant quand on sait tout ce qu’elle a apporté, notamment en matière de lutte contre l’extrême pauvreté ?
C’est très inquiétant en effet. Nous oublions les bénéfices apportés par cette mondialisation. Depuis 2000, le nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté avait diminué de 500 millions, plus que tout ce qui s’était fait depuis soixante-dix ans. Les classes moyennes dans le monde ont pu profiter d’un meilleur niveau de vie, avec la baisse des prix pour l’alimentation, les vêtements, les technologies. Aujourd’hui, si nous nous réfugions tous dans nos économies nationales, les personnes qui souffriront le plus seront les pauvres. Mon espoir, c’est que cette rhétorique en faveur d’une démondialisation s’avère pour l’instant plus importante que la réalité des chiffres.
Après la chute du mur du Berlin, le monde me semblait évoluer vers une bonne direction. Mais puisque nous sommes des êtres humains et que nous avons des émotions et des passions, la rationalité ne suffit pas. Rien dans l’histoire humaine n’avance de manière rectiligne. Il y a toujours des avancées et des réactions. Mon espoir, c’est qu’à la fin, il ne s’agit que d’un ressac, et que la vague de la mondialisation se poursuit en avant.
Le Brexit, Trump ou Bolsonaro ont échoué
Selon vous, les populistes ont ces derniers mois été “mis à nu”. Pourquoi ?
Le Brexit, symbole iconique du populisme, est un bon exemple. C’était la première victoire populiste dans une économie occidentale avancée. Le Royaume-Uni a opté pour une décision qui, de toute évidence, était aberrante sur le plan économique. Il s’est coupé de son marché principal qui représentait la moitié de ses importations et exportations. Les Britanniques l’ont fait au nom d’une conception mystique de la souveraineté. La réalité, c’est qu’ils ne se sont libérés de rien. Les dépenses de l’Etat n’ont fait qu’augmenter. Les Britanniques voulaient imiter Singapour, mais ils sont bien plus devenus la Suède. Le fait que près de 60 % des citoyens pensent aujourd’hui que cette décision était une erreur me donne de l’espoir. Les personnes comprennent que le populisme repose entièrement sur des symboles, une colère, des émotions. Mais, dans les faits, il ne tient jamais ses promesses. Trump a échoué, l’industrie américaine ayant décliné sous son mandat. Bolsonaro a échoué. L’autre option, c’est que les populistes, une fois arrivés au pouvoir, modèrent leurs positions, ce qui semble être le cas avec Giorgia Meloni, qui a adopté un budget comme aurait pu le faire Mario Draghi, et tient une position similaire que lui sur l’Ukraine.
Mais le populisme ne disparaîtra pas, car nous avons perdu la connexion avec les classes moyennes, notamment celles qui vivent en dehors des villes, qui n’occupent pas des emplois à la mode, qui sont un peu plus traditionnels dans leurs valeurs. Ces personnes ont l’impression que le monde moderne les laisse derrière lui, qu’il ne souhaite que leur disparition, ce qui attise leur colère. Cette colère est le carburant de ce populisme. Elle se concentre sur l’immigration ou le multiculturalisme. Mais je crois que, fondamentalement, elle vient d’abord d’un sentiment de déconnexion par rapport à l’évolution de la société. Nous ne savons pas comment s’adresser à ces personnes Joe Biden tente aujourd’hui de faire des programmes économiques en leur faveur. Mais c’est plus qu’une question d’argent, il s’agit aussi d’une question de dignité. Il y a quarante ans, un ouvrier dans l’industrie sidérurgique n’avait pas seulement un bon salaire, il avait aussi une place dans la société. Pensez aux films et séries que nous produisons aujourd’hui. Une série comme Dix pour cent ne parle que de Paris, de personnes branchées vivant des existences merveilleuses.
Et on ne parle pas d'”Emily in Paris”…
(rires) Ne me lancez pas là-dessus, tous les Américains que je connais sont embarrassés par cette série. Mais qui fait aujourd’hui des séries sur les ouvriers ? Il y a quarante ans, c’était pourtant le cas aux Etats-Unis. Mais aujourd’hui, la vie telle qu’elle est représentée sur les écrans ressemble à un loft à Soho, avec des cappuccinos, du kale et du yoga. Forcément, certains ne s’y reconnaissent pas.